· · "Proust, Roman familial" de Laure MURAT : passionnant récit de l’autrice entremêlant sa lecture de "A la Recherche du Temps perdu" (nourrissant une réflexion presque anthropologique et politique sur l'homosexualité, son exclusion et son ostracisme, sur l'ampleur de l'hypocrisie de la société aristocratique) à sa vie personnelle et à sa famille, noblesse de cour et noblesse d’empire, dont les noms et la généalogie ont inspiré le romancier et se retrouvent incarner des personnages de fiction au sein de la Recherche. Au fil de sa lecture et de son analyse, Laure Murat dresse un portrait au vitriol de ce petit monde privilégié, vaniteux et inculte, clos sur lui-même, dont le mode de vie repose sur un édifice de représentation sociale complètement artificiel. Elle semble prendre plaisir à démonter les mécanismes et les rouages qui sont à la source du ridicule et du vide de sens des us et coutumes de cette société et ce plaisir est contagieux. Son style et son écriture sont redoutables et usent d’ironie et de dérision. L’humour surgit. Elle met au jour et éclaire un aspect de l'entreprise de l'écriture de la Recherche en soulignant que Proust (journaliste mondain) était fasciné par ce petit monde et admiratif de son esprit et que petit à petit au cours de son assimilation et de ses pérégrinations en son sein, l'auteur a été saisi par la nature de l'échafaudage, sa fragilité parce que illégitime, que de génération en génération l'aristocratie française avait construit et avait jalousement préservé afin de dominer autrui et de vivre de ses privilèges et de ses rentes (richesse assise sur des terres et des biens immobiliers volés au peuple, ajoute-t-elle) en prenant bien soin de ne pas travailler (quel mot vulgaire ! Et pourquoi donc ? Pour partager la condition de ces manants ? Chez ces gens-là, on ne partage pas). L’autrice est d'autant plus acerbe que sa famille l'a bannie et l’a déshéritée lorsqu’elle a dévoilé son homosexualité, sa mère, en réponse, la taxant de "fille perdue". Grâce à ce livre magnifique, j'ai découvert un Proust inconnu et j'ai pu constater combien fait preuve ce microcosme social singulier (bien vivace et bien présent dans notre société, grâce à l'Église notamment) de férocité, d'inhumanité et d’inculture. De Laure Murat, j'avais lu en 2004 "Passage de l'Odéon" qui est une belle et passionnante enquête historique sur le milieu littéraire parisien dans l'entre-deux-guerres et qui place à l'avant-scène le couple lesbien Adrienne Monnier et Sylvia Beach. Elles avaient ouvert deux librairies (fréquentées par l'avant-garde : Aragon, Breton, James Joyce...) dont "Shakespeare and co", désormais située près de Notre-Dame.
« Secondaire, décalé, anecdotique par rapport à
la norme et à la majorité, l’homosexuel.le, jusque-là cantonné.e à la couleur
locale des amours spéciales et des comportements contre nature, gagne avec
Proust le statut de sujet. Qu’importent
les jugements de valeur d’une Recherche passablement
homophobe, Proust change de façon radicale le régime du sujet minoritaire, en le débarrassant de sa condition
particulière pour le faire accéder à l’universalité. »
Editions Robert Laffont, Paris, 2023
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"Impossibles
Adieux" de HAN KANG, traduit du coréen : comment décrire et comment parler
de ce livre dont l’auteure n’est pas une inconnue et avait reçu le man booker
prize international 2016 pour le roman « La Végétarienne » ? Des
forces le traversent et l'édifient : la poésie, l'histoire, la violence,
la cruauté, l'amitié, la nature, l'imaginaire. Et le réel de la mémoire. Ce
récit, écrit sous forme de roman, est la quête douloureuse et insatiable
de la vérité de la disparition (où ? quand ? comment ?
qui ?) d’hommes, de femmes, d’enfants en quelques mois de 1948 et 1949.
Tortures et assassinats ont sévi en Corée, perpétrés par « les jeunes
extrémistes de droite issus du nord » contre des familles entières :
« Il y avait un ordre du gouvernement militaire américain, il fallait
empêcher le communisme de gagner du terrain, fût-ce en assassinant trente mille
habitants de l’île ». A la lecture de ce livre, nous comprenons que les
exactions commises pendant la guerre civile sont une blessure indélébile et
incommensurable pour le peuple coréen mais surtout une blessure qui a été
enfouie, censurée, tue comme les corps, les cadavres des victimes ont été
cachés, ensevelis, engloutis dans des grottes de l’île de Jeju. Ce roman est si
riche, si dense en émotions, en sensations et si déroutant aussi (pour une
occidentale ?) par la mise en scène et la description de la relation si
simple et si directe que vivent les deux femmes, où respect et abnégation se
conjuguent et fondent une amitié indéfectible. Leurs inconscients, leurs
imaginaires se rejoignent et se confondent et tissent des relations étrangement
fantastiques avec les animaux, les arbres, la nature, les matières. Traumas,
rêves, tempêtes ébranlent les personnages et les mènent, les projettent sans
ménagement dans le labyrinthe des récits et des souvenirs lacunaires et dans le
gouffre de l’indicible.
« Au début, je crois voir des oiseaux. Des
dizaines de milliers d’oiseaux blancs volant au fil de l’horizon. Mais ce ne sont pas des oiseaux. Un vent fort
soufflant sur la mer lointaine vient de disperser les nuages lourds de neige.
Pris dans les rayons du soleil, les flocons de neige scintillent. La lumière,
réfléchie sur la surface de la mer, se démultiplie, forgeant l’illusion d’une
longue bande d’oiseaux d’un blanc éblouissant survolant la mer. »
Editions Grasset et Fasquelle, 2023
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« Ma Mère
rit » de Chantal AKERMAN : ma mère sa mamaladie en fragments violence
entêtée muette une noire comédie de l’ordinaire hors camps la Shoah les paroles
tues la relation avec C. compagne toxique la parole coule de la blessure d’un
non-dit d’un inoui « et ma mémoire est courte » le quotidien
« j’aurais pas dû » la chaise la table de la cuisine et l’errance-la concentration (dans) la douleur.
Ca paraît simple ça paraît facile, l’épure de son
écriture est un travail d’orfèvre : élimée, émondée, écrêtée. Sa lucidité,
blanche, impudique, l’a ciselée. Le tempo de sa phrase malmené décalé fille et
mère se recoupant se superposant. Des flux de mots cadrés décadrés en
paragraphes ouvrent des lignes et des images sur les relations qui nous fondent,
nous déterminent, sur l’insoutenable perte, sur la mémoire introuvable.
Akerman était est une cinéaste et une auteure
d’exception. Son écriture est magnifique.
« J’ai écrit tout ça et maintenant je n’aime plus
ce que j’ai écrit. C’était avant, avant l’épaule cassée, avant l’opération du
cœur, avant l’embolie pulmonaire, avant que ma sœur ou mon beau-frère ne
m’appelle pour lui dire au-revoir (à tout jamais). Avant qu’elle ne revienne
chez elle à Bruxelles pour toujours. Avant qu’elle ne rie. Avant que je
comprenne que j’avais peut-être tout compris de travers. Avant que je comprenne
que je n’avais qu’une vision tronquée et imaginaire. Et que je n’étais capable
que de ça. »